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Conformément aux ordres, les résistants n’avaient pas fait de quartier. Depuis plus de deux ans, ils attaquaient les petites caravanes, tantôt dans le désert de l’Ouest, tantôt dans celui de l’Est. Les opérations n’étaient pas faciles à monter, car il leur fallait obtenir des renseignements sûrs et courir un minimum de risques. Lorsque le convoi se révélait trop important ou protégé par des soldats hyksos, l’Afghan et le Moustachu préféraient renoncer.
Ils avaient néanmoins inscrit quelques belles proies à leur tableau de chasse, amassé des réserves de nourriture, ainsi que des vêtements et divers objets qu’ils troquaient en cas de nécessité. Cette caravane était leur plus grosse prise.
— La résistance s’enrichit ! constata le Moustachu. Pourquoi fais-tu cette tête-là, l’Afghan ?
— Parce que nous avons tapé trop fort. Sur le cadavre du pillard que tu as tué, j’ai trouvé un scarabée, signé de Khamoudi. Cette caravane lui était destinée, et il déclenchera une enquête.
La joie du Moustachu s’estompa.
— Il ne faut surtout pas qu’il apprenne notre existence… Peut-être pensera-t-il à un raid de Bédouins ?
— Les coureurs des sables sont alliés des Hyksos, et jamais ils n’oseraient s’en prendre à une caravane officielle. En cas d’erreur, leur premier réflexe consisterait à porter leur butin à Avaris pour implorer le pardon des autorités.
— Nous voilà dans de beaux draps !
— Une seule solution, décida l’Afghan : faire croire que les marchands se sont entre-tués. On laissera donc sur place un maximum de denrées, et on n’emmènera que quelques ânes.
Les résistants disposèrent les corps de manière à rendre évidente une bagarre généralisée.
— Regarde donc celui-là, dit le Moustachu à l’Afghan. On lui a coupé les oreilles et la langue. Mais il y a plus intéressant : il est circoncis à l’égyptienne et, sous l’aisselle gauche, on lui a tatoué le signe de la lune dans la barque !
— Un signe de reconnaissance, ça devient évident. Ce pauvre type a été fait prisonnier, nous aurions dû l’épargner.
— Comment savoir ?
— Il y a forcément un autre réseau de résistance quelque part, estima l’Afghan.
— Thèbes agonise, Edfou est aux mains des Hyksos, Éléphantine sous le joug nubien. Que ça nous plaise ou non, nous sommes seuls.
— Ce signe de reconnaissance existe bel et bien, et nous le voyons pour la seconde fois.
Le Moustachu vacilla.
— Tu voudrais aller au sud, après avoir brisé la barrière d’Hérakléopolis ?
— Nous n’en sommes pas encore là, bien que notre bilan ne soit pas si mauvais. Notre réseau s’étoffe mois après mois, nous avons plusieurs bases sûres, les paysans nous soutiennent et nous informent, nous disposons d’une forge pour fabriquer des armes et nous mangeons à notre faim. Notre domaine est étroit, certes, mais nous y sommes en sécurité. Lorsque nous serons prêts, sois-en sûr, nous nous occuperons d’Hérakléopolis.
— Viens près de moi, mon chéri, supplia la dame Yima, qui avait décoloré ses cheveux afin de paraître encore plus blonde.
Les seins découverts, à peine vêtue d’un châle, elle minaudait sur son lit.
Khamoudi la gifla.
— Tu n’es qu’une chienne en chaleur… L’empereur m’attend.
Yima pleurnicha. Elle savait bien que ses sortilèges captivaient son mâle et qu’il ne pourrait pas se passer d’elle bien longtemps. La nuit prochaine, elle lui offrirait une jeune Cananéenne qui, après avoir connu l’extase, servirait de nourriture aux crocodiles. Yima se prêtait à n’importe quel amusement, à condition qu’elle en fût l’organisatrice.
Khamoudi marcha à pas lourds vers la petite pièce de la forteresse où il pouvait s’entretenir avec Apophis sans que personne les entendît. Ce n’était pas cette ridicule histoire de caravane qui le contrariait ; ces imbéciles de voleurs s’étaient entretués, sans doute à cause de la rapacité d’Adafi, mais les marchandises avaient fini par lui parvenir. Beaucoup plus sérieuse était la situation au large de la Crète.
D’après l’un de ses espions, c’étaient bien les Crétois qui avaient commandité les pirates chypriotes avec la ferme intention de s’emparer de plusieurs bateaux de marchandises hyksos. La preuve formelle manquait, certes, mais Apophis ne devait-il pas réagir au plus vite ?
La flotte de guerre de l’amiral Jannas mouillait en vue de la grande île, prête à attaquer. Des transports de troupes la rejoindraient avant l’assaut.
Khamoudi détestait les Crétois. Hautains, imbus de leur passé et de leur culture, ils ne se comportaient pas en véritables vassaux. Un temps, il avait songé à organiser un faux attentat contre Jannas en attribuant sa paternité aux Crétois ; mais ce montage exigeait trop de complicités, et le Grand Trésorier n’avait pas droit à l’erreur.
Cette erreur, c’étaient les Crétois eux-mêmes qui l’avaient commise ! Connaissant Apophis, Khamoudi savait que sa colère froide serait terrible et que seule la destruction de l’île la calmerait.
L’empereur se faisait raser par un nouveau barbier qui peinait à réprimer un léger tremblement lorsqu’il faisait glisser le fil du rasoir sur la joue du maître du monde.
— De bonnes nouvelles, Khamoudi ?
— La situation est délicate, Majesté.
— Dépêche-toi de terminer, barbier.
Nerveux, ce dernier se hâta avec la hantise de commettre un impair. Par bonheur, il rasa parfaitement l’empereur sans le blesser et s’éclipsa avec son matériel.
— L’amiral Jannas doit attaquer la Crète, préconisa Khamoudi. Cette île orgueilleuse mérite d’être châtiée.
— Tu as donc acquis la certitude que les Crétois menacent notre flotte commerciale.
— Aucun doute, en effet.
— Agir est donc indispensable.
— Je transmets immédiatement vos ordres à l’amiral Jannas !
— Attends d’abord de les connaître… Les Crétois sont de rudes guerriers que nous ne vaincrons pas facilement.
Khamoudi fut étonné.
— Ils seront écrasés sous le nombre !
— Bien entendu, et ils le savent. C’est pourquoi ils auraient intérêt à satisfaire mes exigences. Que leurs tributs soient doublés, qu’ils m’envoient deux mille mercenaires et cinquante bateaux, et que leurs meilleurs peintres se rendent à Avaris pour y décorer mon palais. Si une seule de ces conditions n’est pas remplie, je me sentirai offensé et Jannas interviendra.
Khamoudi était ravi.
Jamais les Crétois n’accepteraient une telle humiliation.
Affable et sympathique, le Supérieur des greniers Héray connaissait chaque Thébain et, selon les instructions d’Ahotep, il fournissait gratuitement du pain et de la bière aux familles les plus pauvres. Grâce à sa vigilance, personne ne souffrait de la faim. Et comme il était aimé de ses subordonnés qu’il traitait avec respect, ceux-ci accomplissaient leurs tâches sans faillir. Jamais les greniers thébains n’avaient été mieux gérés.
Qui se serait méfié d’Héray ? Il apaisait les angoisses, désamorçait les conflits et ne se montrait pas avare d’histoires drôles qui déridaient les esprits les plus chagrins. Les familles aisées étaient honorées de le recevoir et l’on s’en remettait volontiers à lui. Aussi avait-il gagné la confiance des femmes comme des hommes, des jeunes comme des vieux, des crédules comme des sceptiques.
— J’ai le sentiment que la ville n’a plus de secret pour toi, avança Ahotep, alors qu’elle se promenait en sa compagnie dans le jardin du palais, sous la surveillance de Rieur.
— Majesté, j’ai identifié les principaux partisans de la collaboration avec les Hyksos. Ce sont des mous, certes, mais je vous avoue ma déception et mon inquiétude, car ils sont beaucoup plus nombreux que je ne le supposais. Thèbes est minée par la peur, l’égoïsme et la lâcheté.
— Le contraire m’aurait surprise. Maintenant, nous savons avec certitude que seule la base secrète nous permettra de préparer une armée. Je compte sur toi pour faire croire aux collaborateurs que nous avons renoncé à toute initiative dangereuse. Explique-leur bien que ma seule ambition consiste à avoir un deuxième enfant et à vivre tranquillement au palais en profitant de mes ultimes privilèges.
— Je saurai les endormir, Majesté. Rieur huma l’air.
D’abord sur ses gardes, il s’aplatit sur le sol, les pattes avant bien tendues, prêt à jouer. Et il émit des couinements de joie lorsque le petit Kamès courut dans sa direction.
Lorsque le chien lui lécha le front, le bambin éclata de rire puis fit semblant d’être effrayé.
— Maman, maman ! Sauve-moi !
Ahotep prit l’enfant dans ses bras et l’éleva au-dessus de sa tête.
— Un jour, mon fils, nous serons libres.